« Nous pensons que ces comptes dormants depuis longtemps contiennent des fonds spoliés à des victimes juives. »
Paris et Buenos Aires, le 2 mars 2020
L’enquêteur argentin Pedro Filipuzzi a fait part à Shimon Samuels et Ariel Gelblung – respectivement directeur des Relations internationales du Centre et directeur pour l’Amérique latine – d’une liste de quelque douze mille noms de nazis installés en Argentine, dont bon nombre ont alimenté un ou plusieurs comptes bancaires à la Schweizerische Kreditanstalt, qui est devenue le Crédit Suisse. Le siège de cette banque se trouve à Zurich, en Suisse.
Dans les années 1930, le régime militaire pronazi du président José Félix Uriburu, qui était surnommé « Von Pepe » pour sa germanophilie, et son successeur Agustín Pedro Justo avaient accueilli en Argentine un nombre grandissant de nazis.
En 1938, Agustín Pedro Justo fut remplacé par Roberto Ortiz, un antinazi qui créa la Commission spéciale de recherche des activités anti-argentines, avec pour objectif premier de dénazifier l’Argentine.
Jusqu’en 1938 cependant, mille quatre cents membres du NSDAP/AO (le Parti national-socialiste des travailleurs allemands/Organisation à l’étranger) étaient officiellement recensés en Argentine. Douze mille étaient membres d’une association soumise au NSDAP, l’Unión Alemana de Gremios (l’Union allemande des syndicats), préalablement dénommée Frente Aleman del Trabajo (Front allemand du travail). Huit mille autres étaient affiliés à d’autres organisations nazies.
« On trouve parmi ces organisations des sociétés allemandes comme IG Farben (qui a produit le gaz Zyklon-B, utilisé pour exterminer les Juifs et autres victimes du nazisme) et des organismes financiers comme les Banco Alemán Transatlántico et Banco Germánico de América del Sur. Ces deux banques auraient transféré des fonds de nazis vers la Suisse », expliquait M. Samuels.
M. Gelblung ajoutait que « l’on retrouve beaucoup de noms répertoriés sur cette liste de personnes liées à des entreprises pronazies qui figurent sur les listes noires des États-Unis et du Royaume-Uni pendant la Seconde Guerre mondiale ».
La Commission spéciale de recherche des activités anti-argentines, mentionnée plus haut, a saisi toute une cache de documents au cours d’une descente à l’Unión Alemana de Gremios. Au cours de la période 1941-1943, la Cámara de Diputados de la Nación (la Chambre basse du Congrès) avait étudié et imprimé un rapport qui faisait mention de virements bancaires nazis d’Argentine vers la Suisse. Nous possédons une copie de la liste des nazis établis en Argentine. Plusieurs d’entre eux étaient titulaires de comptes dont les fonds avaient été transférés à la Schweizerische Kreditanstalt, devenue le Crédit Suisse.
En 1943, le Groupe d’officiers unis, pronazi (en espagnol GOU, Grupo de Oficiales Unidos), a pris le pouvoir. Il était dirigé par le chef de la milice fasciste, Pedro Pablo Ramirez Menchaca. Celui-ci a démantelé la Commission spéciale et brûlé, notamment, ses conclusions et ses rapports, y compris les listes de nazis imprimées par la Cámara de Diputados de la Nación.
M. Filipuzzi, en enquêtant dans l’ancien siège des nazis à Buenos Aires, a découvert dans une ancienne réserve une copie originale de la liste des douze mille noms, dont il a fait part au Centre Wiesenthal. Ci-dessous, quelques pages du dossier :
Exemples de documents de la Cámara de Diputados de la Nación trouvés par notre enquêteur.
Dans une lettre adressée au vice-président du Crédit Suisse, Christian Küng, le Centre déclarait : « Il est fort probable que ces comptes dormants contiennent des fonds spoliés à des victimes juives en vertu des lois d’aryanisation de Nuremberg, à partir des années 1930. Et nous n’ignorons pas que des héritiers de nazis inscrits sur cette liste réclament des avoirs auprès de votre banque. »
Le Centre a demandé l’accès aux archives du Crédit Suisse afin de régler ce dossier au nom des rescapés de la Shoah, qui s’éteignent les uns après les autres.
« M. Küng, en 1997, nous avons organisé à Genève, en collaboration avec Winterthur Assurances, une importante conférence sur la ‘‘restitution : une dette morale envers l’Histoire’’. Quelques semaines avant notre conférence, j’ai reçu un appel du Crédit Suisse m’exprimant son souhait de coparrainer notre réunion. Dans le même esprit que le titre de la conférence, j’ai demandé que notre spécialiste puisse accéder aux comptes spoliés. Nous n’avons reçu aucune réponse », indiquait M. Samuels.
« Nous espérons que cette affaire et les actifs restants de ces douze mille nazis, actifs vraisemblablement spoliés, seront considérés d’un autre œil, pour sauvegarder la réputation du Crédit Suisse », concluaient MM. Samuels et Gelblung.