Éditorial de Shimon Samuels publié en anglais dans The Times of Israel
le 11 août 2019
https://blogs.timesofisrael.com/refugees-an-example-for-the-world-moises-ville/
– Où puis-je acheter des pierogi ? – Au magasin au coin de la rue.
– Ah, ce sont des Juifs ? – Non, ils sont italiens.
Ce dialogue, à la fin de la deuxième décennie du XXIe siècle, pourrait bien avoir lieu dans n’importe quelle grande ville du monde, mais en l’occurrence, ce n’était ni à New York, ni à Paris, ni à Buenos Aires. Il s’est passé dans une bourgade de la province septentrionale de Santa Fe, en Argentine. D’après le recensement de 2010, cette bourgade compte 2 425 habitants.
Elle s’appelle Moisés Ville.
En 1869, l’Argentine, un pays de la taille de l’Europe, ne possédait pas plus de deux millions d’habitants, soit la population actuelle d’une ville telle que Vienne. Les gouvernements du monde entier, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, invitaient ceux qui recherchaient de nouveaux horizons à venir s’établir sur ces terres vierges. Au tournant du siècle, la population avait déjà doublé et, cinquante ans plus tard, quadruplé.
Après l’exécution du tsar Alexandre II, en 1881, les conditions de vie des Juifs vivant dans l’Empire russe se sont détériorées. Ils étaient confinés dans des zones d’où ils ne pouvaient pas partir, harcelés par les Cosaques qui les tuaient, violaient leurs femmes, cambriolaient leurs maisons et détruisaient leurs biens – ce qu’on appelle des pogroms.
En Podolie, région qui fait aujourd’hui partie de l’Ukraine, un groupe de Juifs obtint la permission de quitter le pays, à condition de signer un document les autorisant à prendre avec eux seulement ce qu’ils pouvaient emporter, laissant le reste de leurs possessions et s’engageant à ne jamais revenir.
Quelque cent trente familles sont parties vers le port de Hambourg, où elles ont embarqué sur un bateau à vapeur, la Wesser. Après une traversée difficile, elles sont arrivées en Argentine en août 1889.
Elles ont encore dû faire un voyage interminable en train, train qui les a déposées dans une localité dénommée Palacios, dans la province de Santa Fe, à plus de 500 kilomètres de Buenos Aires. C’est là qu’elles ont enfin posé leurs valises, dans ce refuge sûr acheté à Paris par le baron de Hirsch pour abriter les fugitifs juifs. Ils l’ont baptisé Moisés Ville, le village de Moïse. Le Guide qui avait sorti le peuple juif de sa condition d’esclave en Egypte, voilà plus de 3 000 ans, a inspiré ce groupe de migrants déguenillés qui espérait trouver là une nouvelle Terre promise de lait et de miel et préparer un avenir prometteur.
En fait Moïse est le deuxième prénom du baron de Hirsch : « Le nom initial choisi était Kyriat Moshe (« Ville de Moïse » en hébreu) afin d'honorer le baron Maurice Moshe de Hirsch, mais lors de l'enregistrement du nom, celui-ci fut traduit en français en Moïsesville, qui fut plus tard hispanisé en Moisés Ville » (wikipedia). Dans l'imaginaire collectif des réfugiés de l'époque, la référence au Moïse de la Bible fut sûrement plus captivante...
Bien que ne connaissant pas la langue du pays, pratiquant une religion et des coutumes différentes, ignorant le travail de la terre, il ne leur a fallu que deux générations pour s’intégrer et tisser des relations avec la population locale.
Synagogues, écoles, cimetière, bibliothèque, théâtre ne sont que des exemples d’une splendeur culturelle que ces territoires n’avaient jamais connue auparavant. C’est à Moisés Ville que furent jouées les premières pièces de théâtre en yiddish, avant qu’elles ne soient montées à Broadway.
La ville qu’on a surnommée « la Jérusalem d’Argentine » a donné naissance à de grands hommes et à des femmes célèbres, qui sont partis étudier et travailler dans de grandes villes, aux quatre coins du pays et du monde. Mais ils n’ont jamais oublié ce village magique et unique du centre-nord de l’Argentine.
Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, il y a actuellement quelque 30 millions de migrants qui ont quitté leur pays d’origine et qui sont à la recherche d'un refuge sûr.
En 2012, le Centre Wiesenthal a commencé sa campagne pour inscrire Moisés Ville au Patrimoine mondial de l’Unesco, afin d’honorer ses premiers habitants et le pays qui les a reçus, l’Argentine. Mais aussi pour fournir au monde un exemple d’absorption et d’intégration réussie de réfugiés, en donnant et en recevant mutuellement : d’une part par la reconnaissance des immigrants pour l’asile reçu et pour l’expérience qu’ils ont pu tirer de leur nouvelle patrie, sans intention d’en modifier les coutumes ; et d’autre part en enrichissant le pays hôte de leur propre histoire et en créant avec lui une nouvelle synthèse culturelle. Chaque année, Moisés Ville célèbre le Jour de l’harmonie (el Dia de la Convivencia) avec ses voisins italiens, ukrainiens, gauchos autochtones. Y participent des familles d’anciens habitants partis vivre en Israël, aux Etats-Unis, en Europe et dans diverses régions d’Argentine.
En 2015, nous avons félicité l’Argentine pour avoir réussi à inscrire Moisés Ville sur la Liste indicative du patrimoine mondial de l’Unesco. Pour atteindre son objectif, une telle candidature requiert un travail rigoureux. Le président Macri a soutenu cette initiative au cours d’une réunion avec les dirigeants du Centre Wiesenthal. Il s’agit maintenant de constituer une équipe professionnelle qui développera le projet.
Cent trente ans après l’arrivée du bateau à vapeur la Wesser, c’est le signe de reconnaissance qui convient parfaitement à ses passagers et à leur succès.
Ariel Gelblung, représentant du Centre Wiesenthal pour l’Amérique latine, a co-signé cet article.